Philosophie

 

Au royaume de la philosophie : HAITI

(1944 – 2009)

Petite chronique

A l’occasion du soixante-cinquième anniversaire du Congrès International de Philosophie, organisé en Haïti en 1944, s’est tenue une conférence au local et en présence du Directeur de l’Institut Haïtiano-Américain, le jeudi 24 septembre 2009 (de 4 h à 6 h).

Le principal organisateur de cette conférence, le Père Maurice Elder Hyppolite (sdb), a sollicité et reçu l’approbation et le support de nombreuses autres personnalités. Citons entre autres la fille de l’un des principaux organisateurs du Congrès de 1944, Camille Lhérisson, le Père Castel Germeil, le Professeur Tonny Joseph et le Professeur Patrice Dalencour.

À dire vrai, cette intervention, hormis quelques considérations ou ouvertures d’intérêt général, était essentiellement axée sur trois grands points qui peuvent être ainsi résumés :

1. le contexte dans lequel ce congrès a été organisé ;

2. les enjeux de l’organisation de ce congrès ;

3. les conséquences du congrès sur le devenir d’Haïti.

À première vue, ou à l’avoir entendu pour la première fois, cela peut, pour différentes raisons, nous paraître stupéfiant, voire paradoxal, qu’Haïti puisse être le lieu d’un congrès de philosophie. Dans la mesure où l’on sait qu’Haïti (avec toute la probité intellectuelle que cela requiert) n’est pas dans le sens propre du terme un espace dans lequel florissait une activité intense de nature philosophique (n’en déplaise aux mordus Haïtiens de la philosophie).

À cet égard justement, le contexte tant national qu’international ayant favorisé la réalisation d’un tel événement s’avère important et intéressant. Il permet d’éclairer nos lanternes, peut-être pas de manière exhaustive, mais il propose au moins quelques pistes susceptibles de nous aider à comprendre la portée de l’événement.

Ce congrès était consacré aux problèmes de la connaissance ; il fallait dégager le réalisme de la connaissance pour le développement d’un humanisme intégral en prenant en considération la formation de l’esprit, du corps et de l’âme. En d’autres termes, démontrer que la connaissance acquise, utilisée à bon escient, peut être un facteur de libération et de bien-être pour l’humanité. C’est sans doute se référer à Aristote (ce géant de l’Antiquité) qui faisait de sa philosophie une véritable quête du bonheur (eudémonisme) : il s’appuyait sur la connaissance comme moyen d’y accéder. On ne peut oublier qu’à cette époque (1944), le personnalisme (système philosophique dans lequel la personne est la valeur suprême) d’Emmanuel Mounier, de Renouvier et, à la rigueur, de Jean Lacroix, battait son plein. En somme, il fallait faire montre de respect absolu pour les valeurs fondamentales relatives à la dignité humaine.

Le contexte du congrès de 1944

Le congrès interaméricain de philosophie (du 24 au 30 septembre 1944, à Port-au-Prince) a été organisé dans un contexte historico-politique et culturel bien particulier. Sur le plan international, nous étions en pleine deuxième guerre mondiale (1939-1945). Nombreux étaient, durant cette période, les philosophes et les savants européens qui voyageaient, ou qui se trouvaient sur le continent américain pour des raisons de sécurité, vu que l’Europe subissait une guerre totale. À cet effet, les organisateurs du congrès profitaient de leur présence ou de leur passage pour lancer l’activité.

Initialement ce congrès devait avoir lieu aux USA puisqu’il était de tradition que des philosophes ou des chercheurs en Amérique, et plus particulièrement aux USA, organisent pareille rencontre. Mais, comme les USA étaient très concernés par le déroulement de la guerre, il était de fait impossible qu’un congrès s’y tienne. Selon l’adage, « à quelque chose malheur est bon ».

Compte tenu de sa situation géographique et de son passé historique, Haïti se trouve au point de convergence de deux grandes civilisations : d’une part, la culture latine et française ; d’autre part, la culture américaine. À ce titre, Haïti paraissait être l’endroit idéal pour le déroulement d’un tel événement.

Sur le plan national, nous étions sous la présidence d’Élie Lescot. Politiquement, le pays connaissait une certaine stabilité. Il bénéficiait d’un certain crédit au niveau de l’intelligentsia haïtienne de l’heure. Le président Lescot, connu par la campagne anti-vodou (« Les rejetés »), allait sans l’ombre d’une hésitation faciliter les organisateurs du congrès. C’était également pour lui l’occasion d’offrir au pays l’opportunité de se tailler une place de choix dans le concert des nations civilisées. L’élite intellectuelle, se regroupant autour de la Société Haïtienne d’Études Scientifiques, allait immédiatement donner sa pleine adhésion à cette initiative, dans le dessein de faire passer ce projet d’une simple idée à sa concrétisation.

Tel est le contexte dans lequel le congrès a pu aboutir.

Les enjeux du congrès de 1944

Les enjeux du congrès sont de divers ordres. Il y a d’abord un enjeu intrinsèque : déterminer la valeur et les limites de la connaissance, comme étant une activité essentiellement liée à l’esprit.

En second lieu, sur le plan international, l’enjeu était de taille, dans la mesure où ce congrès représentait une véritable vitrine pour le pays. C’était aussi l’occasion de rendre un vibrant hommage au philosophe Jacques Maritain, président d’honneur du congrès, et au thomisme comme système de pensée. Cela permettait aux penseurs et savants européens et américains (ceux des pays du Nord comme ceux des pays du Sud) de se rencontrer, de dialoguer et de produire des échanges fructueux, et, du même coup, de se défaire de l’opinion selon laquelle la philosophie était au point mort en Amérique, particulièrement aux USA.

Enfin, sur le plan national, les enjeux étaient importants et immédiats. L’élite intellectuelle haïtienne a lié connaissance avec de grands philosophes et savants du monde occidental. Les intellectuels haïtiens, - tels que Camille Lhérisson, Docteur Jean Price-Mars, Roger Dorsainville – par leurs interventions et leurs prises de position, ont  projeté une image tout autre d’Haïti à l’échelle internationale ; ils ont montré que, en dépit du fait qu’il n’y avait pas de faculté de philosophie à cette époque dans le pays[1], il y avait des philosophes et une philosophie à l’œuvre. Plus encore, l’intelligentsia haïtienne a pu, grâce au congrès, remplir un devoir de mémoire pour qu’Haïti comme nation ne sombre pas dans l’oubli. La présence d’Haïti au cœur de l’événement du congrès se veut également un droit d’appropriation. Le congrès exprime la nécessité pour nous de rester dans la bonne direction afin de nous ressaisir, de nous reprendre, de développer chez nous une exigence de survivre afin de ne pas être balayé de l’histoire comme peuple.

Les conséquences du congrès de 1944

Les conséquences étaient importantes et nombreuses au plan international et au plan national.

Sur le plan international, des philosophes et des savants de tendances diverses découvraient une élite intellectuelle haïtienne féconde. Ils sont repartis d’Haïti avec une autre perception que l’image habituellement négative collée au pays. Ils évoquent « Haïti, terre d’accueil et de liberté » - « Haïti, petit pays, mais grande nation »… Le pays organisateur, Haïti, bénéficie désormais d’une image positive mondiale. Par ailleurs, les acteurs du congrès ont pu se retrouver sur un même plateau … en pleine guerre mondiale. Du continent américain seulement, étaient représentés les États Unis d’Amérique, le Canada, le Mexique, le Venezuela, la République Dominicaine, le Pérou et… Haïti.

Sur le plan national, les intellectuels haïtiens se sont mis en faisceau et donc se sont fortifiés. S’étant retrouvés au contact de penseurs européens et américains, ils ont éprouvé une certaine satisfaction d’avoir contribué à porter la communauté internationale à se faire une autre perception d’Haïti. Les liens tissés pendant le congrès se sont maintenus et approfondis : non seulement par des échanges de correspondance, mais aussi par des initiatives concrètes ; ainsi l’Université Georgetown (la plus ancienne université catholique aux USA) a-t-elle accordé une bourse d’étude annuelle à un étudiant haïtien en philosophie. (Malheureusement, cette tradition a été interrompue.)

Retenons que le congrès de 1944 était à la vérité la fête de l’esprit.

1944 – 2009 : et maintenant ? …

Au terme de la conférence du Père Elder Hyppolite, un fructueux débat a attiré l’attention des participants sur des interrogations pertinentes, sur des remarques judicieuses, sur des rectifications venues à bon escient et sur des souhaits pour que le congrès vive et que la célébration de ses 65 ans marque un nouveau départ, en particulier, en formant une Association haïtienne de philosophie.

Les organisateurs et l’auditoire ont tous dit leur satisfaction. L’aventure philosophique du jeudi 24 septembre 2009 au local de l’Institut Haïtiano-Américain était d’abord une commémoration jour pour jour du lancement du Congrès un 24 septembre. Elle était aussi une expérience de communion dans la réflexion dont a besoin l’aujourd’hui de 2009.

L’objectif essentiel de la conférence et du débat était de rendre un hommage appuyé aux organisateurs de 1944, et d’encourager les nouvelles générations (des universitaires et des élèves de Terminale étaient présents à l’Institut) à prendre la relève en ravivant la flamme de la réflexion philosophique dans notre milieu. Il ne faut donc pas laisser dans l’oubli le message fort véhiculé par le congrès qui a eu lieu en Haïti. Un message de grandeur : ne pas nous laisser traiter comme des cobayes, ne pas nous comporter comme des aliénés (des zombis de tout acabit), mais nous évertuer à donner le meilleur de nous-mêmes dans l’espace-temps qui est le nôtre, afin de nous tailler une place digne et méritoire dans le concert des nations civilisées.

Il a fallu un brin de bonne volonté pour que tout cela soit possible. Merci à tous les organisateurs de la rencontre du 24 septembre 2009.

Lony LUBÉRISSE, Éducateur

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« Aucun pays du monde ne peut vivre seul, et l’activité internationale doit être un travail d’équipe : sinon, c’est le suicide collectif, la débâcle de la Justice et de la Liberté…  C’est la force morale qui fait la grandeur de l’homme, du citoyen ou du peuple. »

(Dr François Dalencour, Hommage au Président Syngman Rhee, 1953)


 

1Des travaux et des recherches existaient toutefois. Au cours de la conférence et du débat, on a ainsi fait référence à François Denis LÉGITIME, président d’Haïti (19e siècle), dans son ouvrage : « Cours préparatoire à la philosophie » ; à Anténor FIRMIN, auteur de : « De l’Égalité des races humaines », écrite comme réplique au Comte Gobineau. …   Ces œuvres déploient une certaine philosophie de la liberté. Et l’on peut considérer leurs auteurs comme des pionniers en la matière.

Remerciements à Frère Joseph Bellanger

 

 

COMMENTEZ CETTE PHRASE DE HEGEL : « VOULOIR PENSER SANS LES MOTS EST UNE ENTREPRISE INSENSEE »

Hommage à Philo 82… 25 ans déjà.

D'une manière générale le mot est le fruit de la pensée, une preuve de pensée. Il la traduit, la fortifie, la déforme, l'embellit, la cache, l'exprime…Par ce dernier fait, le mot est apparemment indispensable à la pensée. Peut-on en douter? ou du moins cette expression étant témoignée par l’écriture et la parole, est-il loisible de conclure que sans l'écriture et la parole, l'homme n'a que faire de sa pensée? Hegel fait le point sur la question en avançant l'opinion suivante : « vouloir penser sans les mots est une entreprise insensée ». Le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie». Pour moi, une telle affirmation est-elle juste? La réponse à cette question viendra de ce que je partage ou non cette opinion de Hegel.

Pour mieux le juger, dégageons d'abord le bien-fondé de l'argument : « vouloir penser sans les mots est une entreprise insensée ». D’abord, qu'est-ce qu'un mot? Un mot est une désignation donnée à tel ou tel objet, tel ou tel fait, tel ou tel acte, pour faciliter la transmission de la pensée à l'autre ou plus exactement la communication. Penser avec les mots c'est essentiellement communiquer. Le penseur qui se serait constamment enfermé dans sa cage, coupé du reste du monde, serait constamment ignoré s'il ne se traduisait pas, n'écrivait pas, n'exprimait pas sa pensée en mots. Il serait donc avec toute sa pensée quel qu'en soit la valeur, un être inutile à la société, inutile à lui-même puisqu'il aurait coupé toute communication avec les autres et n'aurait plus leur secours, puisqu'on ignorerait qui il est et quels sont ses problèmes, ses aspirations, ses desseins. Pour que la pensée soit fonction vitale pour l'être, le dialogue s'impose. Penser sans dialoguer est insensé. Dialoguer, c'est utiliser les mots. On peut donc en conclure que penser sans les mots est tout aussi insensé.

L’argument de Hegel ne s'arrête pas là. Il va plus loin en précisant que le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Posons-nous cette question : s'il n'existait pas de mots, comment fonctionnerait notre pensée? comment penserions-nous? comment penserais-je que maintenant je rédige une dissertation philosophique. La sensation m'aiderait peut-être, mais une fois que je pourrais l'interpréter, ce serait la pensée, car comment l'interpréterais-je? par des signaux, des symboles que si je les exprime, sont appelés « mots ». Ces mots mêmes que je viens d'exprimer ont fait rendre compte à mon lecteur que j'ai pensé. Les mots sont donc des preuves de l'existence de la pensée, mais le mot peut aussi avoir des effets sur l'existence de la pensée, car il est agent de dialogue, de communication. Le mot libère la pensée, car on peut être aussi tourmenté par un problème d'ordre psychologique qui ne demande qu'à être communiqué, être partagé. C'est pourquoi on dit souvent qu'exprimer son problème, c'est déjà le résoudre à moitié. Cet état de fait prouve que l'homme par les dialogues ou par les mots peut utiliser la pensée d'un autre pour pousser plus loin ou pour porter plus haut la sienne et parfois pour la justifier. En plus du fait que le mot peut contribuer au développement de la pensée, il peut vérifier son existence par le fait même qu'il en est l'écho. Le mot est l'écho de la pensée. Qui aurait connu la pensée de Hegel, si ce dernier ne l'avait pas traduite en mots? Quelle autre preuve plus tangible pourrait vérifier l'existence de la pensée hégélienne? Il est donc clair que le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.

Il est tout aussi clair que Hegel s'est borné à n'aborder que l'aspect positif des relations pensée-expression. Peut-on considérer comme entreprise insensée le fait de se concentrer en essayant de libérer sa pensée des mots pour aboutir au vide de l'existence, au vide de l'intérieur de soi. Les mots sont les manifestations, les animations de la pensée, causes de dépense de l'énergie psychique. Cesser de penser avec les mots, c'est fixer ou figer sa pensée. Le fait que le chef de file des sceptiques Pyrrhon dans le temps n'a ni écrit, ni parler de sa philosophie n'était pas insensé, puisque l'histoire de la philosophie a retenu son nom comme le plus sincère des sceptiques.

D'autre part il faut ajouter que le mot ne donne pas toujours à la pensée son existence la plus haute. On peut mener sa vie suivant une pensée profonde que jamais l'on exprime, c'est-à-dire ni dit, ni écrit, alors qu'en soi cette pensée a toujours existé. le mot peut libérer la pensée, tout comme il peut la condamner. Une pensée incorrecte dite ou écrite admise par des mots ne contribue pas au développement de la pensée. Ce sera une pensée morte. Le mot vérifie-t-il toujours l'existence de la pensée? Dans ce cas, au lieu de dire « je pense donc je suis, on pourrait dire « j'écris », « je parle », donc je suis. Ce qui est une aberration, car on aurait attribué l'existence de l’être à son expression. On peut ne jamais s'exprimer et pourtant penser, exister. Que ferait-on alors pour prouver l'existence des sourds-muets, manchots… Tout homme vivant, qu’il s'exprime ou pas pense, mais s'il s'exprime on peut vraiment se rendre compte de ce qu'il pense et à quoi il pense.

Je dois ajouter en fait que l'opinion de Hegel n'est pas d'une vérité absolue mais elle garde toute sa valeur. Tout homme vivant est animé par une pensée, mais pour qu’il en bénéficie, il faut qu'il puisse le communiquer, dialoguer avec les autres ou parfois s'intégrer à la société et pour ce faire les mots sont très utiles à sa pensée. Le grand problème de l'homme moderne est celui de l'expression de sa pensée. L'être parfois gêné dans son expression est victime de l'existence de cette pensée, c'est à dire victime de sa propre existence. Si nous demandons à un homme muet, (incapable de parler) à la fois privé de ses deux bras (incapable d'écrire) comment va sa vie, il souffrira du fait même qu'il ne pourra pas répondre.

Une dissertation philosophique, promotion 1982,                                                             Professeur de la classe de Philo 82:  Frère Joseph Bellanger

 

 



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